Papa, raconte-moi la cité...
Face à la curiosité de mes enfants, Mehdi (11 ans) et Adel (13 ans et demi), j’essaye de répondre au mieux à leurs questions.
Me voyant continuellement sur le blog, ils m’ont interrogé. Que fais-tu avec le blog ? Pourquoi tu es tout le temps sur ce blog ? … Puis de fil en aiguille les questions sur la cité ont commencé.
Je vous propose un extrait de cet échange.
Mehdi : Papa, c’est quoi la cité Gutenberg ?
La cité Gutenberg était une cité de transit à Nanterre. Nous nous sommes installés dans cette cité en 1971, après avoir quitté le bidonville de la rue des Prés. Nous y avons vécu quatorze années. Pour ma part, j'y ai vécu depuis l'âge de 5 ans, et ce, jusqu'à mes 18 ans. Cela correspond à 14 années de ma vie.
Mehdi : Mais c’est quoi une cité de transit ?
Il s’agit d’une cité provisoire. Il faut entendre par "transit", quelque chose qui ne dure pas dans le temps... On est en transit lorsqu'on est de passage quelque part... du moins, en principe.
En ce qui nous concerne, nous devions juste être de passage à la cité Gutenberg.
Adel : Pourquoi les cités de transit ont été construites ?
Les cités de transit ont été construites pour reloger les habitants des bidonvilles, là où nous vivions, le temps de leur trouver un logement décent, en d'autres mots, un logement convenable et digne.
La cité Gutenberg, par exemple, ne devait durer que 5 ans, le temps de nous reloger en cité HLM, le temps de recevoir une "éducation sociale"… car les pouvoirs publics de l'époque, c'est-à-dire l'Etat et le gouvernement, pensaient que nous n'étions pas prêts pour aller en HLM, dans un logement « normal ».
Adel : Je n'ai pas tout compris… Tu as dit que la cité ne devait durer que 5 ans, le temps de recevoir une éducation… Pourquoi ? Vous n'étiez pas éduqué ?
On parlait plutôt d'une "éducation sociale" qui consistait à apprendre à vivre en société, ensemble. Ça ressemble un peu à ce que vous apprenez aujourd’hui en cours d’instruction civique et citoyenneté. C’est le même principe.
De par nos origines, nos modes de vie, notre culture, … on nous considérait comme des gens à part, pas comme les autres. Pour eux, on devait apprendre certains codes pour pouvoir vivre en collectivité et ainsi nous mélanger au reste de la population française.
Adel : En quoi consistait cette "éducation sociale " ?
La vie dans les bidonvilles était précaire et pénible, notamment du point de vue des conditions d’hygiène et de sécurité : froid, humidité, maladie, absence d’eau, d’électricité, de chauffage…
Au moment du relogement des familles vers les cités de transit, les décideurs (l’Etat) ont jugé que l’on devait apprendre comment vivre dans la société française en estimant nécessaire que l’on apprenne durant quelques années à se servir d’une gazinière, d’apprendre à ne pas gaspiller les énergies comme l’eau ou l’électricité, de respecter les espaces communs dans une cité, d’apprendre à entretenir une maison, d’encourager les parents à lire pour qu’ils puissent s’exprimer dans la vie de tous les jours…
Aujourd’hui, on peut dire que cela a été un échec. Nous avons été délaissés et abandonnés à nous même, dans un endroit pas très favorable pour une insertion sociale. Les cités de transit ont été construites à la périphérie des villes, c'est-à-dire dans des endroits loin des centres villes, éloignées des commerces et où les transports en commun n'existaient pas. Plutôt que de nous apprendre à vivre en collectivité, nous avons été marginalisé... nous avons été mis à l'écart.
Cette éducation sociale n’était qu’un prétexte pour nous reloger dans des cités de transit afin de faciliter notre surveillance. D’ailleurs, de nombreux gérants étaient d’anciens fonctionnaires coloniaux.
Heureusement que l'école nous a permis de nous instruire, nous enfants de la seconde génération.
Adel : Qu'est-ce qui a changé entre le bidonville et la cité Gutenberg ?
Tout était difficile au bidonville. Les maisons étaient faites de planches de bois, de tôles et de matériaux de récupération. Les rues étaient étroites. Notre famille, par exemple, a vécu dans une seule pièce sans fenêtre. A l'intérieur, on était "à peu près" à l'abri de la pluie. A l'extérieur, on ne pouvait pas éviter la boue. On pouvait même rencontrer des rats. On se lavait une fois par semaine. En guise de baignoire, on utilisait une bassine en fer.
A la cité Gutenberg, on était mieux loti. Il y avait eu une amélioration par rapport à la vie dans les taudis. Nous avions des chambres ! Il y avait une cuisine, un salon et... une salle de bain avec une baignoire. La cité était propre. On pouvait sortir sans se salir. Les allées et les murs étaient nets. Mais ça n'a pas duré.
Dans le bidonville, nous étions des enfants de la pouillerie. Nous sommes devenus les enfants du bonheur à la cité Gutenberg.
Dans le bidonville, nous étions séparés du reste de la ville. A la cité de transit aussi. Rien n’avait changé sur ce point.
Mehdi : Tu as donc été un enfant du bonheur…
Nous avons été "baptisé" les "enfants du bonheur" par Monsieur Chaban-Delmas, ancien premier ministre de la France, venu inaugurer la cité.
Oui, j'ai été un enfant du bonheur… J'ai passé de très belles années à la cité.
La vie à la cité Gutenberg, c'est une chose qu'on n'oublie pas. C'est normal, j'y ai passé toute mon enfance et mon adolescence. La cité était un grand terrain de jeu. On pouvait jouer à n'importe quel endroit de la cité, sur le terrain de foot, dans les espaces gazonnés, dans les allées et même dans les cages d'escalier.
Même si les conditions de vie étaient difficiles, on y vivait bien. Il y avait une ambiance familiale. On se connaissait tous. On se partageait tout...
Mehdi : A voir les photos de la cité, on voit bien que vous étiez heureux…
Oui mon fils, nous étions heureux… Mais ce fut loin d'être un bonheur tout le temps.
Adel : C'est vrai... vous avez quand même vécu dans la misère et la difficulté.
Effectivement… nous étions isolés de tout. C'était un véritable ghetto. Notre cité était adossée à une usine. Nous étions les premiers à subir sa pollution. Le train passait au-dessus de nos têtes. Nos maisons étaient construites en préfabriqué. Les escaliers étaient en plaques de fer.
Et la cité s'est dégradée au fil du temps... Faute d'entretien, la cité s'abîmait... Les allées et les murs étaient défoncés. C'était une désolation.
Adel : Tu nous as rien dit sur l'école arabe…
L'école arabe se situait à la mosquée de la cité. Car nous avions une mosquée à la cité.
L'école arabe venait en complément de l'école classique comme celle où vous êtes actuellement. Nous passions de l'école classique à l'école arabe et vice-versa. Nous enchainions les deux écoles à un rythme soutenu. Nous allions à l'école arabe même le week-end.
L'école arabe nous a permis d'apprendre à écrire et lire en arabe et d'apprendre notre religion. Ce n'était pas facile car nous avions un professeur sévère. Nous recevions des coups si nous n'avions pas bien appris notre sourate. Malgré cela, les élèves, dans leur majorité, qui ont été à l'école arabe en gardent un bon très bon souvenir.
Nous aurons l'occasion d'aborder ce sujet un autre jour.
Mehdi : Vous avez vécu combien de temps à la cité ?
Nous y avons vécu une quinzaine d'années, jusqu'en 1985, alors que nous devions y rester pas plus que 5 ans. D'autres cités de transit ont existé encore plus que ça, près de vingt ans ou un peu plus. C'est le cas de la cité des Grands Prés à Nanterre, de 1960 à 1986, ou la cité Vaudoire à Houilles, construite en 1976 et qui ne disparaitra complètement qu'en 1995, il y a si peu de temps.
Sans la mort d'Abdenbi, nous serions restés peut-être trois ou quatre années de plus, voire plus, qui sait.
Mehdi : Qu'est-ce qu'il reste de la cité aujourd'hui ?
La cité Gutenberg a complètement disparu du paysage. Il ne reste que des souvenirs enfouis en chacun de nous. Avec le blog, nous essayons de rassembler les souvenirs des uns et des autres pour écrire notre histoire commune.
Le bidonville comme la cité de transit font partie de notre histoire. C'est pour cela que nous devons les intégrer dans notre travail de mémoire.
Adel : C’est quoi un travail de mémoire ?
La discussion que nous avons en ce moment est un travail de mémoire. Elle peut revêtir plusieurs formes : la voie orale, la voie écrite ou la voie artistique qui peut être une œuvre d'art par exemple. Il peut en exister d'autres.
Le travail de mémoire consiste à vous transmettre notre histoire, ainsi qu'aux futures générations. C'est très important.
Adel : Pourquoi c'est si important ?
Il ne faut pas oublier que par opposition à la mémoire on trouve l'oubli. La mémoire raconte l'histoire d'une famille et d'une communauté. Elle permet de tisser des liens entre les générations. Quand la mémoire n'est pas transmise, les enfants oublient l'histoire de leurs parents et leurs grands-parents.
Ne pas transmettre la mémoire est une première faute, l'oublier en est une seconde. Dans le blog, nous essayons de ne pas l'oublier. Il nous reste à la transmettre.
Mouna : Pourquoi autant d'intérêt pour le blog ?
Le blog est une passion qui m'anime. Mon intérêt pour la cité et notre histoire qui a commencé par l'arrivée de nos parents en France en s'installant dans le bidonville de la rue des Prés ne date pas du blog, il date bien d'avant.
J'aime discuter par exemple avec mes parents afin de connaître leur parcours depuis leur départ d'Algérie. C'est plus fort que moi. Je suis un passionné par nature. Dès que je touche à quelque chose, j'ai du mal à m'en sortir. Je veux laisser à mes enfants et plus tard aux générations suivantes un héritage inestimable.
Djamel : Maintenant à mon tour de vous poser une question à chacun de vous : qu'avez-vous retenu de notre discussion ?
Mehdi: Quand tu nous parles de la cité blanche, on voit que tu l'aimes même si elle n'existe plus. Ça devait être un endroit magique. Moi, j'aurai bien aimé sortir de chez moi et hop tout de suite rencontrer mes copains. Aujourd'hui, je suis obligé de les inviter et on doit se rencontrer au parc. Mais je n'aurai pas aimé l'école arabe de la cité parce que tu recevais des coups.
Adel : Je n'ai pas tout compris sur les phénomènes des cités de transit et des bidonvilles, notamment sur l’éducation sociale... mais plus tard, je saurai où trouver l'information pour me remémorer ce que tu nous as raconté.
J'ai quand même retenu un point essentiel que j'espère me guidera : c'est l'importance de préserver la mémoire et la transmettre.
Djamel SELMET
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