Cité Blanche Gutenberg

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Le sacrifice par l'exemple

Mon cher Mohamed, je découvre un bijou de plus que tu nous avais livré et que je ne connaissais pas encore. Tahar a raison, la feuille de papier, qu’elle soit page d'un livre ou prisonnière de la spirale d'un cahier a encore de beaux jours devant elle, et bien des choses à raconter. Surtout si des personnes comme toi continuent à les faire vivre.

 

J'aime tant les livres que je les ouvre fréquemment, parfois rien que pour plonger mon nez dedans et sentir tout ce que leur odeur raconte.

 

J'aime aussi les mots, l'écriture qui les relie les uns aux autres, et avec une alchimie qui me dépasse, les rend vivants. Il y a très longtemps que je ne m'étais pas livré à cet exercice. Je n'en voyais plus la raison. Toi, avec d'autres, vous m'en avez rendu le goût.

 

Mais parfois je suis saisi par le doute. Si mes enfants me voyaient ces jours-ci, je suis sûr qu'ils me diraient un truc du genre "oh papa! Tu squattes grave là" ou encore "arrête de pétrir papa, et laisse reposer la pâte". En effet, je ne sais plus faire court. Comme beaucoup de mes compatriotes je suis un noctambule invétéré. Souvent le dernier de la soirée à poser un commentaire. Quand j'y reviens dans la matinée et que je regarde où ça en est, j'ai des regrets. Oui, car je me dis que mon texte est si épais, pesant et sinueux, qu'il est posé là comme un couvercle. Je n'ai pas ta légèreté que j'admire et qui me fait planer.

 

 

Ce matin je suis allé marcher dans la nature assez longtemps, pour me décrasser après les fêtes et aussi pour prendre un peu de distance avec tout ça. Enfin, je croyais le faire...

Comme je venais de lire ton texte, tes mots n'ont pas cessé de m'accompagner. Surtout un en particulier: SACRIFICE. Ca a fini par former une petite caravane qui m'a accompagné tout au long du chemin. Elle grandissait au fur et à mesure. Sacrifice, sacrifice, sacrifice...

 

 

Tu nous as offert ce mot qui renvoie à tant de choses du passé ! Les mots tu t'en sers comme de briques pour construire. Non… pas un mur qui sépare, mais une fois de plus une cité chaleureuse où il fait si bon vivre. En retour et pour te rendre hommage, je te livre ce que ça m'a inspiré. Evidemment ce sont des souvenirs une fois de plus, mais tu as ce don si rare de les ramener à la surface.

 

 

J'ai quitté Nanterre un jour d'avril 1973, je crois. J'avais tellement de nostalgie de ma région d'origine et de ma famille qui me manquait tant, que j'ai cru bon de sacrifier ma situation de prof’ de gym au lycée Joliot-Curie pour les rejoindre. J'ai pris un congé sans solde de 2 ans. J'ai fait un stage de 9 mois en FPA métiers du bâtiment, et j'ai travaillé sur un grand chantier avec mes oncles. Nous sommes une famille de maçons et j'avais envie de connaître ça. En fait, jusqu'à l'âge de 16 ans, je n'imaginais pas d'autre métier pour moi. Je voulais être carreleur. Je pensais que c'était le top… puisque à l'abri des intempéries. Quand j'ai annoncé ça à mon grand-père, j'ai vu son visage se décomposer, lui qui avait tant sacrifié pour que nous ayons de l'éducation et un bon métier. Il m'a simplement dit : "On ne peut pas tout avoir dans la vie, il faut faire des sacrifices".

 

Il est décédé en 1976 et sa grande joie fut de survivre au dictateur Franco, mort en 1975. Mais il n'aura pas eu la joie de me voir reprendre mon travail de prof’ ailleurs. J'aurai pu sacrifier un peu de ma jeune impatience et rendre ses derniers jours plus heureux. Je regrette tant.

 

 

Le jour de la mort de Franco, la sirène a retentit sur le chantier et les grues se sont arrêtées. Tout le monde, quelle que soit sa nationalité, s'est mise à taper à coups de marteau sur les banches en tôle. Mon équipe, qui était à la tâche, n'a pas voulu s'arrêter. On aurait pu… car la dalle était prête, mais on n'avait pas commencé à couler. "Non! On coule, on coule!" Et va donc imbécile! Coule avec ton bateau si tu veux, moi je descends. Ils m'en ont voulu. Ils n'étaient pas prêts à sacrifier une heure de leur temps pour ça, mais ils l'ont bien payé par la suite : toute l'après-midi la grue nous a apporté des godets de béton quasiment sec, en représailles.

 

A l'enterrement de mon grand-père il y a eu un tout petit comité de survivants qui étaient venus avec un drapeau républicain, violet et jaune, pas l'actuel à rayures jaunes et rouges. Ces hommes-là m'ont paru tout petit, cassés par les années et la désillusion. A la manière dont mon grand-père m'avait parlé d'eux, je les voyais comme des géants. A tout autre que moi ça aurait paru pathétique, mais je connaissais la valeur de leur sacrifice. Ces vieilles mains qui tenaient le drapeau avaient tenu aussi de vieilles pétoires et des bâtons de dynamite dans les derniers combats de rue de Madrid ou Barcelone. Ils ont tout donné… avec courage et sacrifice. En ce temps-là, on combattait différemment " Frente a frente y pecho a pecho"… Ce qui veut dire front contre front et poitrine contre poitrine. On regardait son ennemi en face. Ce n'était pas comme avec ces drones actuels, monuments de couardise meurtrière qui tuent tant d'innocents. " Ah oui, on veut bien faire la guerre loin de chez nous, mais sans sacrifier nos hommes". Pff! Quelle lâcheté ! Maintenant on fait un détour par l'espace pour affronter son ennemi. On tue par satellite interposé.

 

 

J'ai fait mon service militaire en temps de paix, Dieu merci… Sinon, je crois que j'aurais été déserteur. Je l'ai effectué dans un hôpital militaire à Marseille, et comme la France à l'époque était "engagée" au Tchad, il y avait pas mal de gueules cassées à réparer. Il y avait surtout un homme de 45 ans environ, un tchadien avec sa petite fille Fatima qui devait avoir 5 ans. Elle avait eu une joue emportée par un éclat. Il fallait faire des greffes successives et attendre. Cet homme, musulman, faisait un jeûne depuis 6 mois quand je suis arrivé là. La totale crois-moi. Il avait même un gobelet où, avec beaucoup de discrétion et dignité, il crachait sa salive.

 

Bien sûr nous sommes devenus amis, car j'étais passé par Nanterre avant ça. Nous passions ensemble toutes les heures que je pouvais libérer de mes obligations "militaires". Je lui apportais le soir tout ce que je pouvais gratter à la cantine. Sacrifice d'un père qui avait vraiment la foi.

 

 

 

Le mois sacré du Ramadan, le 9ème de votre calendrier si ma mémoire est bonne, m'a toujours inspiré. Une fois j'ai même tenté de le suivre par solidarité, mais au bout d'une semaine je me suis effondré. J'ai tout de même pu mesurer l'ampleur de ce sacrifice, en termes d'abstinence. Franchement c'est énorme.

 

 

Bien plus tard quand j'avais repris mon travail de prof’ de gym, dans le collège semi-rural où j'ai fini ma carrière et où il y avait beaucoup d'enfants marocains, j'ai été confronté à ce que beaucoup de prof’ considéraient comme une calamité. Le Ramadan. Ah, qu'est-ce qu'on va bien pouvoir en faire pendant tout ce mois ? En fait il s'agit seulement de sacrifier un peu de son confort personnel, et si tu dois programmer un cycle d'endurance, arranges toi pour le mettre ailleurs dans l'année… mais pas là. Surtout que c'est souvent dans cette activité entre autre, que ces enfants se valorisent.

 

Ce Ramadan-là tombait en hiver. Un froid de canard, et du mistral après une semaine entière de pluie. Pendant que les autres étaient à la cantine, ces enfants-là étaient dehors… les pauvres. Rien de prévu pour eux. Alors j'ai voulu faire quelque chose. Avec l'accord (pas unanime, je dois dire) de mes collègues, j'ai demandé au principal si je pouvais les accueillir au gymnase entre midi et deux. Il a accepté mais en me précisant bien que je me rendais du fait totalement responsable et blabla et blabla. Et comment que je sentais responsable ! Non, mais tu m'as bien regardé ?

 

 

Ça a duré une semaine entière jusqu'à ce que le vent qui a dû nous prendre en pitié s'arrête et que le soleil réchauffe tout le monde. Ils venaient au moins à 100. La règle incontournable était qu'il fallait qu'ils enlèvent leurs chaussures et l'entrée du gymnase ressemblait au parvis d'une mosquée. Quels moments heureux on a vécu là… si tu savais !

 

Ils ont même inventé des sports qui n'existaient pas, à cause du manque de place. Par exemple du volley-ball à 20 contre 20 et avec 3 ballons à la fois. Rien à déplorer, aucune casse. Quelle belle démonstration de civilité ils ont fait là.

 

 

Est-ce que je peux dire que j'ai sacrifié quelque chose ? Quoi ? Une clope et un café bien au chaud en salle des prof’ ? Non, je n'ai rien sacrifié. C'était juste une petite contribution.

 

 

Demain je retournerais marcher. Je méditerais cette phrase lue un jour sur un mur dans une rue de Marseille l'ensoleillée: "En raison de l'indifférence générale, demain est annulé..." C'est terrible de concision. Et si un jour ça arrivait vraiment, parce qu'on n'aurait pas su faire vivre la mémoire qui est en nous? Parce qu'on n'aurait pas su sacrifier un peu de notre temps?

 

 

Tu vois mon ami jusqu'où les mots peuvent nous emporter ? Merci encore Mohamed, et bonne soirée à tous.

 


José Gomez

 

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04/01/2013
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